MORPHOGENÈSE ANIMALE

MORPHOGENÈSE ANIMALE
MORPHOGENÈSE ANIMALE

Le progrès des connaissances est largement tributaire des concepts ainsi que des techniques en usage à une époque donnée.

L’embryologie, malgré quelques précurseurs solitaires, est restée longtemps soumise à une vision animiste et finaliste de la genèse et du développement des êtres vivants, telle qu’elle avait été énoncée par Aristote. Ce sont les théories évolutionnistes de Lamarck et Darwin, au début du XIXe siècle, qui ont constitué un puissant levain pour la recherche embryologique. Les travaux sont alors essentiellement consacrés à l’étude descriptive du développement des divers organismes. Puis, la confrontation des observations amène à poser les problèmes majeurs de l’embryologie, à savoir ceux des mécanismes de la morphogenèse (ou élaboration des formes).

En 1864, à la suite de F. Muller, E. H. Haeckel formule la loi biogénétique fondamentale , selon laquelle l’ontogenèse résume la phylogenèse, c’est-à-dire que le développement de l’individu récapitule les étapes évolutives de la lignée. Cette idée méritait qu’on en vérifiât l’exactitude. La réponse ne pouvait être obtenue par la seule observation. C’est ainsi que les chercheurs, une fois les bases morphologiques suffisamment établies, furent conduits à l’expérimentation et que naquirent, à la fin du XIXe siècle, l’embryologie causale et la biologie du développement sous sa forme moderne.

Par ailleurs, la mise en œuvre de techniques nouvelles était nécessaire pour sortir de l’observation pure. Cette étape put être franchie grâce au développement des moyens d’examen optiques, la mise au point des techniques histologiques et histochimiques, des méthodes de chirurgie et de microchirurgie, la culture in vitro de cellules ou d’organes, enfin les progrès de la biochimie et son intervention de plus en plus importante dans l’expérimentation embryonnaire, pour tenter de comprendre les mécanismes fins des événements morphogénétiques au niveau de la cellule.

Pourquoi un œuf fécondé, cellule unique, tend-il à construire un individu complet, adulte, capable lui-même de se reproduire et de perpétuer l’espèce? Pourquoi la prolifération cellulaire issue de la segmentation n’est-elle pas chaotique, mais conduit-elle à un organisme structuré? Quels sont les facteurs d’intégration et d’unicité qui conduisent à un ensemble cohérent dont le modèle semble préexister à toute réalisation? Comment peut-on comprendre les événements norphogénétiques à travers les phénomènes au niveau de la structure moléculaire? Tels sont les problèmes que s’est posés l’embryologie causale. Pour l’essentiel, l’expérimentation a montré que le développement est une épigenèse, c’est-à-dire une création continue, progressive. Elle est liée à deux ordres de phénomènes, l’induction et la régulation , c’est-à-dire respectivement les stimuli déclencheurs des mécanismes et les facteurs d’harmonisation qui aboutissent au résultat final. La manifestation de ces deux processus est étroitement liée à l’état du germe en chacun de ses points, à chaque étape de son développement. Cet état n’est pas quelconque, il présente au contraire une organisation définie dans le temps et dans l’espace, qui s’exprime par l’existence de gradients et de champs morphogénétiques . Ce sont les interactions dynamiques entre les différents éléments du système complexe et constamment en évolution qu’est un embryon qui constituent les mécanismes de la morphogenèse. Cette dépendance permanente est le mode d’édification le plus compatible avec l’extrême souplesse de l’adaptation morphogénétique et l’étonnante et troublante variété qui caractérise la grande capacité créatrice des êtres vivants: leur renouvellement, leur ajustement, leur invention.

1. La régulation embryonnaire

Un œuf normal, abandonné à son libre développement, donnera un embryon harmonieusement organisé. Que se passe-t-il si, à un stade précoce, une moitié de l’œuf est éliminée? La deuxième moitié donnera-t-elle un hémi-embryon ou un embryon entier? L’expérience a été tentée; elle a permis de constater qu’il n’y avait pas une réponse unique à la question posée. Le résultat dépend essentiellement de deux facteurs: la nature de l’œuf, c’est-à-dire les propriétés intrinsèques de l’espèce considérée; l’âge de l’œuf, c’est-à-dire le stade du développement auquel la perturbation intervient.

En fait, on observe deux types de comportement. Ceux-ci illustrent clairement les deux grandes théories qui ont présidé aux recherches d’embryologie expérimentale: celle de la préformation et celle de l’épigenèse .

Préformation et épigenèse

La conception préformiste du développement, qui prévalut jusqu’au XVIIIe siècle, considérait l’adulte comme tout entier contenu dans le germe. Le développement de l’organisme n’est que le déploiement d’un état déjà entièrement préexistant dans l’œuf. Cette vue, simpliste sous cette forme extrême et démentie par l’observation élémentaire, a été formulée par la suite en termes plus souples et plus satisfaisants: l’œuf est anisotrope, hétérogène, c’est une mosaïque de régions définies, déterminées à donner tel ou tel organe de l’adulte. C’est un ensemble de localisations germinales dont le devenir est rigoureusement orienté. Une déficience d’une partie du germe est définitive, elle ne peut être compensée dans la suite du développement. Selon la formule classique de H. Driesch, les potentialités totales (virtuelles) d’un tel œuf sont égales à ses potentialités réelles (effectives).

Cependant, dès 1759, G. F. Wolff observe que l’oiseau adulte ne préexiste nullement dans l’œuf, mais que l’embryon se réalise progressivement, par une succession d’états de plus en plus évolués à partir d’un stade initial très simple. Actuellement, la théorie de l’épigenèse prévaut largement; elle implique que l’œuf n’est pas un ensemble rigide, entièrement déterminé dès le départ, mais que chaque étape de son développement est conditionnée par l’étape plus simple qui la précède, où chaque région de l’embryon évolue en fonction des autres parties. Dans ces conditions, l’élimination d’une partie du germe libère celui-ci de son influence; la partie restante pourra se développer d’une manière autre que dans les conditions normales, compenser la déficience initiale, et reconstituer un individu entier, harmonieux, même s’il est de taille réduite. L’œuf est capable de régulation. Ses potentialités totales sont supérieures à ses potentialités réelles.

En fait, ces deux conceptions, apparemment contradictoires, trouvent toutes deux leur confirmation dans la nature. Elles sont représentées par deux types d’œufs de potentialités évolutives bien différentes: l’œuf mosaïque et l’œuf à régulation.

L’œuf mosaïque

L’œuf d’ascidie (Procordés), particulièrement étudié par E. G. Conklin dès 1905, est un exemple typique de l’œuf mosaïque. Dès la fécondation, cet œuf présente une nette anisotropie, marquée par des territoires naturellement pigmentés. La première division de segmentation se fait selon un plan méridien correspondant au plan de symétrie bilatérale (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 2). La seconde segmentation, également méridienne, est perpendiculaire à la première. La destruction de l’un des deux premiers blastomères, effectuée par L. Chabry en 1887, conduit à la formation d’un hémi-embryon, droit ou gauche selon le blastomère subsistant, mais comportant tous les éléments ectodermiques, mésodermiques et endodermiques présents dans l’embryon normal (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 3). Au stade de quatre blastomères, la destruction des deux blastomères antérieurs, qui contiennent le croissant gris d’où proviennent normalement le tissu nerveux et la chorde, aboutit à une vésicule endodermique dépourvue de ces deux structures. La suppression des deux blastomères postérieurs, qui renferment le croissant mésodermique jaune, donne un embryon partiel sans cellules musculaires, mais avec éléments nerveux et chorde. Dès ces stades extrêmement précoces, l’œuf d’ascidie est donc entièrement déterminé.

A. Dalcq, entre 1932 et 1938, reprend ces expériences sur une autre ascidie. Mais, au lieu d’intervenir au cours des premières segmentations, il coupe l’œuf vierge selon un plan méridien, puis il féconde séparément les deux parties. Dans les meilleurs cas, chacune des deux moitiés donne un têtard de taille réduite, mais normalement organisé. Dalcq suppose que les plasmes organoformateurs sont beaucoup plus étendus avant la fécondation, et que leur territoire se réduit considérablement par la suite. Quel qu’en soit le mécanisme, ce qui paraît le plus remarquable dans ce résultat, c’est qu’un œuf typiquement mosaïque comme l’œuf d’ascidie est capable de régulation, à condition d’être considéré à un stade suffisamment précoce. On voit apparaître ici l’importance du facteur temps.

Parmi les œufs mosaïques, on compte également l’œuf des Cténophores et celui des Spiralia (Mollusques, Annélides). Leur développement, de type préformiste, est caractérisé par la présence de plasmes ou de groupes cellulaires de détermination très précoce. C’est cette notion de détermination qui, en fin de compte, est fondamentale dans la distinction des deux types d’œufs, mosaïque ou à régulation.

L’œuf à régulation

«La régulation est le processus grâce auquel un système germinal, soumis à une perturbation, réagit pour tendre à réaliser l’ensemble des prestations morphogénétiques normales, caractéristiques de ce système et de son unité» (L. Gallien). C’est le mécanisme qui tend à corriger les déviations de l’ontogenèse, à harmoniser l’organisme en développement, de façon à le rendre conforme à la norme de l’espèce. L’œuf d’Amphibien illustre de façon démonstrative cette propriété originale des êtres vivants, fort répandue dans l’échelle animale.

H. Spemann, en 1901, opérant sur l’œuf de triton, sépare les deux premiers blastomères (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 2). Si le premier plan de clivage correspond au plan de symétrie bilatérale, c’est-à-dire passe au milieu du croissant dépigmenté (cf. infra , chap. 2), chaque blastomère évolue indépendamment en donnant un embryon normal, quoique de taille réduite (fig. 1 a). L’association de deux germes au même stade, réalisée par O. Mangold et F. Seidel en 1927, permet dans certains cas favorables la fusion des deux croissants dépigmentés et l’unification des deux germes (fig. 1 c). Dans ces conditions, se développe un embryon unique, plus grand qu’un embryon normal, mais harmonieusement constitué. Dans les deux cas, il y a régulation topographique, c’est-à-dire un remaniement spatial dans un système qualitativement équilibré, mais quantitativement perturbé. Dans le premier cas, il s’agit d’une régulation des déficiences, dans le second d’une régulation des excédents. Toutefois, si le premier plan de clivage est perpendiculaire au plan de symétrie, seul le blastomère renfermant le croissant dépigmenté donnera un embryon normal; le blastomère ventral évolue en un amas cellulaire inorganisé qui ne se développe pas au-delà du stade blastula (fig. 1 b). Nous voyons donc que, dès le stade de deux blastomères, la régulation n’est possible que dans certaines conditions, et que très précocement l’œuf d’Amphibien est lui aussi anisotrope. Comme dans l’œuf mosaïque, quoique à un degré bien moindre, il n’y a pas équipotence entre toutes les parties du germe.

Toutefois, les capacités régulatives restent très étendues pendant longtemps chez l’Amphibien; jusqu’au stade gastrula (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 3), on peut reproduire l’expérience de Spemann et obtenir deux individus complets à partir d’un embryon unique. C’est à la fin de la gastrulation que se produit une détermination progressive des divers territoires, entraînant une régression du pouvoir de régulation. Ainsi, au stade blastula , l’ectoderme a une large aptitude à réagir spécifiquement à des stimuli donnés: sa «compétence» est très étendue. Un fragment de cet ectoderme, greffé sur un autre germe, donnera des structures correspondant à son lieu d’implantation (ortsgemäss ), c’est-à-dire conformes aux inductions qui s’exerceront sur lui. Il pourra par exemple, selon le cas, donner indifféremment de l’épiderme, de la cornée ou du tube neural. En revanche, au stade neurula , suivant le lieu de prélèvement, il ne pourra plus donner que de l’épiderme, de la cornée, ou du tube neural, quel que soit le site où on le transplante. Sa compétence à réagir à d’autres stimuli a pratiquement disparu. De même, à ce stade, un fragment, isolé et cultivé dans des conditions favorables, ne donnera que des formations conformes à son origine (herkunftgemäss ). Son évolution ultérieure est une autodifférenciation . Ce processus aboutit peu à peu à une régionalisation du germe, à la délimitation de territoires qui seront à l’origine des divers organes de l’individu différencié (cf. ONTOGENÈSE ANIMALE, chap. 1 et 2). C’est ainsi que J. Holtfreter, en 1931, a pu établir la séquence chronologique des déterminations successives, et dresser une carte des champs morphogénétiques sur une neurula (cf. fig. 11, chap. 3). À ce stade, le germe est de caractère mosaïque.

Ce morcellement progressif de l’embryon correspond à une indépendance de plus en plus poussée des divers territoires les uns par rapport aux autres, et à une «émancipation» de zones de plus en plus restreintes. En effet, au début, le système est encore capable de larges régulations à l’intérieur même des champs. Ainsi, au stade neurula , le champ cardiaque, encore indifférencié, est déterminé en tant que territoire organoformateur. En 1926, W. M. Copenhaver, par un artifice expérimental (interposition d’un obstacle) amène ce champ à se dédoubler. Il se formera alors deux cœurs fonctionnels. Si, en revanche, on greffe un deuxième champ au même niveau que celui de l’hôte, les deux territoires fusionnent et donnent un seul cœur, plus volumineux qu’un cœur normal. Par conséquent, au stade neurula , le champ cardiaque est encore capable de régulation totale. Puis intervient une détermination des caractères locaux à l’intérieur même des champs. On aboutit finalement à un morcellement de l’embryon: l’exemple de l’autodifférenciation des divers articles d’un membre est de ce point de vue frappant (cf. fig. 12, chap. 3). Ainsi, l’œuf d’Amphibien, au départ totipotent, aboutit à un embryon qui a perdu peu à peu sa plasticité et dont les capacités de régulation ont totalement disparu. On retrouve ici le rôle de la notion de temps rencontrée à propos de l’œuf d’ascidie, mais son importance est beaucoup plus évidente dans l’œuf à régulation, car le caractère progressif des phénomènes en permet une analyse beaucoup plus démonstrative.

La régulation dans le règne animal

La régulation est très répandue dans les différents groupes, bien que son extension varie à l’intérieur de ceux-ci. Parmi les Cœlentérés, G. Teissier a montré, entre 1931 et 1933, qu’elle est très importante chez les Hydraires jusqu’aux stades avancés de la blastula et de la planula . Dans le groupe des Échinodermes, l’œuf d’oursin est un exemple typique d’œuf à régulation. Il a été étudié en détail par H. Driesch, entre 1891 et 1900, dans des expériences devenues classiques. Sur ce matériel particulièrement favorable, S. Hörstadius, en 1949, a pu montrer un type de régulation très intéressant: dans un germe composite où les proportions normales entre les divers plans cellulaires, macromères, mésomères, micromères, ont été déséquilibrées (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 2 et infra , chap. 3), des cellules à destinée primitivement ectodermique participent à l’élaboration de l’endoderme. Il s’agit d’un glissement dans la valeur présomptive des ébauches, d’un transfert de potentialités et d’une modification de la compétence de l’ectoderme. C’est une régulation essentielle, de nature différente de la régulation topographique décrite dans l’œuf d’Amphibien.

Chez les Insectes, où peu d’expériences ont été faites, la polyembryonie spontanée dans certains groupes démontre des capacités de régulation étendues.

Parmi les Vertébrés, outre les Amphibiens, les Poissons (Cyclostomes) sont capables de réguler jusqu’à des stades avancés de la segmentation. Quant aux Oiseaux, des expériences très démonstratives ont été effectuées par H. Lutz, en 1949, sur l’œuf de poule et l’œuf de cane. On fissure avec une fine aiguille de verre un blastoderme non encore incubé, qui correspond à une blastula avancée (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 2), puis l’œuf est refermé et mis en couveuse. La règle de K. E. von Baer, qui détermine l’axe présumé de l’embryon dans la majorité des cas, permet d’orienter les fissurations en fonction de cet axe. Si la fissuration est perpendiculaire à l’axe (fig. 2 a), deux embryons se développent dans le prolongement l’un de l’autre, soit en file, soit tête à tête. Si la fissuration est parallèle à l’axe, chaque moitié du blastoderme donne naissance à un embryon, les deux embryons sont alors orientés dans le même sens (fig. 2 b). Des fissurations multiples et parallèles entraînent la formation de plusieurs embryons à partir d’un seul blastoderme. Enfin, des fissurations incomplètes donnent naissance à des embryons partiellement dédoublés, soit de la partie postérieure, soit de la tête (fig. 2 c).

Chez les Mammifères, l’étendue du pouvoir de régulation est attestée par les observations relatives à la polyembryonie. C’est le cas des jumeaux univitellins dans l’espèce humaine [cf. JUMEAUX]. Lorsque les deux fœtus ont un seul amnios, le dédoublement s’est réalisé après le début de la formation de la cavité amniotique, c’est-à-dire à partir d’un blastocyste déjà assez évolué (cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE, chap. 4). Une séparation incomplète aboutit à des individus siamois, partiellement dédoublés, comme dans la fissuration incomplète du blastoderme chez l’oiseau. La polyembryonie est de règle chez les tatous; tous les individus d’une même portée proviennent d’un même œuf. L’expérimentation sur le germe de Mammifère se révèle extrêmement délicate. Cependant, J. S. Nicholas et B. V. Hall, en 1942, parviennent à détruire l’un des deux premiers blastomères chez la rate. Le blastomère subsistant, réimplanté chez une autre femelle, donne un fœtus nain, mais normalement constitué. F. Seidel, en 1960, a obtenu des lapins viables à partir de blastomères séparés au stade 2 ou 4. En 1961, A. K. Tarkowski, puis B. Mintz ont réussi la fusion de deux œufs de souris au stade 8. Depuis, des centaines d’individus issus de telles combinaisons ont pu être élevés jusqu’à l’âge adulte et se reproduire. Il s’agit dans ce cas d’une régulation des excédents.

Un autre type de phénomène parmi les êtres vivants relève également des mécanismes de régulation: c’est la régénération [cf. RÉGÉNÉRATION ET CICATRISATION]. Qu’il s’agisse de la reconstitution d’un organisme entier à partir d’un fragment (comme il est courant chez certains Invertébrés, les Planaires par exemple) ou de la reconstitution d’un organe complexe dans un organisme adulte (les pattes chez les Amphibiens urodèles, par exemple), la régulation par régénération tend à «normaliser le système et son unité», à restaurer l’équilibre des activités morphogénétiques.

Mécanisme de la régulation

La régulation, facteur d’intégration et d’unicité (le Ganzfactor de Driesch), condition du progrès évolutif, n’est ni illimitée, ni quelconque. Le substrat germinatif constitué par l’œuf lui-même est structuré. La taille, la polarité, la répartition des organites et pigments, qui traduisent l’hétérogénéité du cytoplasme, la spécificité de celui-ci révélée par l’immunologie, la nature et la distribution des réserves vitellines, le type de segmentation sont des constantes dont le degré de détermination est d’emblée très marqué.

Un second élément de préformation est représenté par le génome, dépositaire des caractères héréditaires de la lignée, et dont on connaît la stabilité et la permanence quasi immuables [cf. HÉRÉDITÉ]. On est amené ainsi à nuancer la notion de régulation et à souligner son aspect relatif. De plus, l’étude des deux types d’œufs, mosaïque et à régulation, a montré que les deux concepts de préformation et d’épigenèse, apparemment contradictoires, sont en fait complémentaires. L’antinomie des deux théories ne reflète qu’une différence, d’ailleurs très importante, dans la chronologie des événements, et non une différence de nature: une détermination extrêmement précoce et rapide dans les œufs à développement mosaïque, une détermination tardive et progressive dans les œufs à régulation. Saisir en quoi réside la régulation, c’est en fin de compte, a contrario, comprendre le mécanisme de la détermination. Celle-ci correspond à un état physiologique particulier de la cellule, qui aboutit à sa différenciation morphologique et fonctionnelle et exclut toute autre possibilité dans son développement ultérieur (cf. ONTOGENÈSE ANIMALE, chap. 2). Cet état physiologique est l’expression, au niveau biochimique, d’une structure et d’un équipement enzymatique spécialisés (cf. ONTOGENÈSE ANIMALE, chap. 3), liés à une synthèse strictement orientée de protéines, elle-même commandée par une activité sélective du génome [cf. BIOLOGIE MOLÉCULAIRE]. La détermination serait alors le résultat de la répression de nombreux gènes au profit exclusif de certains d’entre eux. L’aptitude à la régulation, reflet de la pluripotence de la cellule, de sa compétence très vaste, représenterait un état de la cellule antérieur à cette répression d’une grande partie du génome. La plupart des gènes dans ce cas seraient encore activables, ou bien les ARN messagers correspondants seraient déjà présents, largement répartis dans le cytoplasme dès avant le début du développement, synthétisés à un stade encore plus précoce, avant la fécondation par exemple. Une fois la détermination intervenue sous l’effet de facteurs extrinsèques (cf. chap. 2), seuls certains gènes spécialisés pourraient encore être activés. Le caractère progressif de la détermination correspondrait à une répression séquentielle des gènes. Un certain nombre de données sont venues confirmer un tel schéma. Entre autres, dans plusieurs groupes à régulation étendue, par exemple chez les Amphibiens, il a été démontré que les ARN messagers préexistent dans le cytoplasme dès l’oogenèse, qu’aucune synthèse importante ne peut être mise en évidence jusqu’à la gastrulation où apparaissent brusquement de nouveaux messagers. Or, c’est à ce stade précisément que les processus de détermination se déclenchent. La détermination extrêmement précoce des œufs mosaïques serait liée à la présence dans ces œufs d’informations codées (sous forme d’ARN messagers, par exemple), mais inégalement réparties dans le cytoplasme dès avant le début de la segmentation. La ségrégation inégale de ces informations, dès les premiers clivages, mènerait à une grande diversification des déterminations dans les premiers blastomères.

L’embryologie moléculaire, discipline en pleine expansion, apporte progressivement de nouveaux faits qui clarifient le mécanisme intime de la régulation. En revanche, la nature des stimuli responsables des modifications cellulaires au cours du développement, les actions qui sont à l’origine des processus de détermination, ont d’ores et déjà fait l’objet d’études nombreuses et approfondies: il s’agit des travaux sur les phénomènes d’induction , qui mèneront l’œuf indivis à l’organisme adulte.

2. L’induction embryonnaire

La découverte des phénomènes d’induction en embryologie a suscité des recherches qui ont donné des résultats comptant parmi les plus importants de ce siècle. Le problème est celui-ci: comment, dans le très jeune embryon, des cellules en apparence toute semblables peuvent-elles se différencier en la multitude des tissus et organes qui constituent le corps d’un adulte? En termes généraux, comment passe-t-on de l’œuf à un organisme complexe?

Divers auteurs avaient déjà pressenti que les différentes ébauches de l’embryon peuvent exercer certaines influences les unes sur les autres, mais la démonstration n’en fut fournie que par les travaux de H. Spemann et de son école.

Le centre organisateur

En 1921, Spemann et une de ses élèves, O. Mangold, avaient entrepris des expériences pour essayer de préciser le moment auquel se déterminent les différentes parties de l’embryon. Ils transplantèrent, sur la partie ventrale d’une gastrula, une lèvre blastoporale dorsale, prélevée sur une jeune gastrula d’Amphibien (fig. 3 a). L’intervention se pratique dans un liquide physiologique qui permet la cicatrisation en une heure. On laisse ensuite le germe hôte évoluer. Le résultat fut surprenant: l’œuf se développa en donnant un embryon normal situé à la face dorsale (système axial primaire), mais à l’emplacement de la greffe se forma un deuxième embryon (système axial secondaire), un peu plus petit que le premier, possédant une tête, un tronc et une queue (fig. 3 b). L’expérience avait été faite sur des œufs de tritons de pigmentation différente: l’un, Triturus cristatus , a des œufs pâles, l’autre, Triturus tœniatus , a des œufs plus sombres. Il était en effet nécessaire de repérer dans le germe hôte les tissus provenant du greffon. Actuellement, on procède à partir de deux germes de même espèce après avoir coloré vitalement le greffon, ou tout le germe donneur.

Cette technique permit d’observer que seule une très petite part de l’embryon secondaire vient de la greffe (une partie de la chorde et des somites); la majeure partie est constituée par des cellules de l’hôte, détournées de leur destinée normale: au lieu de donner de l’épiderme, elles se sont différenciées en cellules nerveuses (induction neurogène), en muscles et en pronéphros (induction mésoblastogène), et cela, au profit de l’embryon secondaire (fig. 4). Les organes induits ne s’édifient pas au hasard: l’embryon supplémentaire a un aspect harmonieux. C’est pourquoi Spemann a donné le nom de centre organisateur (ou inducteur primaire) au territoire de la lèvre blastoporale dorsale, capable d’induire un embryon secondaire dans de l’ectoderme banal. Et l’on a appelé induction primaire cette première impulsion qui provoque le développement des organes axiaux de l’embryon; c’est donc l’action d’un tissu déterminé sur une ébauche indéterminée généralement située à son contact.

Localisation dans le temps

Si on ligature un œuf de triton au stade de deux blastomères de telle manière que chaque blastomère contienne une moitié du croissant dépigmenté qui caractérise les œufs d’Amphibiens (cf. fig. 9), il se forme deux embryons au lieu d’un, mais de taille réduite. Des expériences très minutieuses de A.S.G. Curtis (1960) ont montré que, aux stades initiaux de la segmentation, une greffe du cortex de l’œuf, prélevée au niveau du croissant dépigmenté, provoque l’apparition d’une lèvre blastoporale secondaire, donc d’un système secondaire d’organes axiaux. Ces recherches prouvent la précocité de la détermination du centre organisateur: le croissant dépigmenté se forme environ deux heures après la fécondation et, dès ce moment-là, la destinée du germe est fixée (cf. chap. 3).

Localisation dans l’espace

Des études plus détaillées ont montré que la lèvre blastoporale n’est pas homogène; elle comporterait plusieurs régions, chacune correspondant à une induction. Si elle est prélevée sur une jeune gastrula, elle induit surtout des structures céphaliques (inducteur céphalique ); si on la prélève sur une gastrula âgée, le matériel étant topographiquement différent car le territoire le plus antérieur s’est déjà invaginé dans la cavité blastocœlienne, elle induit des structures troncales (inducteur troncal ). Pendant la gastrulation, l’ébauche chordomésodermique s’invagine au niveau de la lèvre blastoporale et vient doubler intérieurement l’ébauche ectodermique. C’est à ce moment que se fait l’induction du système nerveux: la partie la plus antérieure induit le cerveau antérieur; la partie postérieure, invaginée en dernier, induit de la moelle épinière.

L’induction primaire, découverte par Spemann chez les Amphibiens, est un phénomène qu’on a retrouvé dans les autres groupes zoologiques: Poissons, Oiseaux et Mammifères. Chez les Oiseaux, où l’expérimentation est facile, C. H. Waddington (1933) a pu localiser le centre organisateur dans la région de la ligne primitive et du nœud de Hensen. Il existe également chez les Procordés et divers groupes d’Invertébrés: Insectes, Échinodermes, Turbellariés...

La nature chimique des inducteurs

Jusqu’en 1932, les modalités de l’action inductrice restent énigmatiques: comment un minuscule greffon peut-il provoquer la formation d’un embryon? De quelle nature est ce pouvoir mystérieux? On avait pensé que le pouvoir d’organisation de la lèvre blastoporale était un processus lié à la présence de cellules vivantes. Or, dès 1932, divers auteurs ruinèrent cette hypothèse: la lèvre blastoporale, tuée par divers procédés physiques ou chimiques, conservait ses propriétés inductrices. En outre, le contact entre les deux tissus n’est pas nécessaire; l’induction peut se faire à travers un filtre et même en cultivant le tissu réacteur dans un liquide où a séjourné l’inducteur. Des méthodes autoradiographiques ou immunologiques ont prouvé le passage de macromolécules du tissu inducteur au tissu réacteur.

Cela suffisait à établir sur des bases solides la nature chimique des inducteurs. On pouvait dès lors espérer les isoler et les caractériser assez rapidement. Malheureusement, après des années de recherches, la question n’est pas définitivement résolue. Un grand nombre de substances possèdent, en effet, un pouvoir inducteur: foie, rein et divers organes ou extraits d’organes de Vertébrés, certains tissus d’Invertébrés et même de Végétaux comme la levure. Des tissus, qui ne sont pas inducteurs à l’état vivant, le deviennent à l’état mort: c’est le cas de l’ectoderme de gastrula. On a même provoqué des inductions sans inducteurs en faisant simplement varier le pH du milieu ou en implantant des composés inorganiques. Toutes ces expériences amenèrent beaucoup d’auteurs à considérer l’inducteur comme un agent non spécifique, qui interviendrait seulement pour libérer des substances présentes dans l’ectoderme. Holtfreter (1947) montra qu’en effet tout agent provoquant une cytolyse partielle des cellules ectodermiques déclenche la neuralisation. Cependant, les embryons ainsi obtenus ne sont jamais aussi complets que s’ils s’étaient développés à partir de l’inducteur naturel (lèvre dorsale du blastopore). Il y a neuralisation anarchique, et non véritable morphogenèse.

Dans le cas de l’inducteur naturel, l’extraction de la substance inductrice se révélait irréalisable étant donné l’impossibilité de purifier une substance à partir d’un matériel aussi peu abondant. Les recherches étaient donc stationnaires, lorsqu’on découvrit des inducteurs hétérogènes spécifiques (par opposition à l’inducteur naturel représenté par le centre organisateur). L’école finlandaise (S. Toivonen, 1940) eut le mérite de montrer qu’à partir d’organes de cobaye traités par l’alcool on obtient des inductions spécifiques. La technique, mise au point par Holtfreter, utilise les cultures de tissus: on implante le fragment d’organe «en sandwich» dans un morceau d’ectoderme compétent de jeune gastrula; ce dernier, cultivé seul, ne se différencie pas; en revanche, si il est associé à un explant inducteur, il se différencie suivant les potentialités de l’inducteur implanté; en particulier, dans le cas de l’inducteur naturel, on obtient un amas embryonnaire comprenant une tête avec un balancier, un tronc et une queue portant une nageoire (fig. 5 a et b).

Cette méthode a l’avantage d’exclure toute action des organisateurs de l’hôte. Elle a permis de sélectionner plusieurs inducteurs hétérogènes spécifiques (cf. tableau).

L’analyse de ces tissus montra que l’agent archencéphalique est dialysable, thermostable et soluble dans l’éther, et qu’en outre l’agent spinocaudal est non dialysable, thermolabile, et ne peut être extrait par l’éther. On arrive à la conclusion que toute substance inductrice est de nature protéique, résultat que confirment les travaux des écoles japonaise (T. Yamada, 1958) et allemande (H. Tiedemann, 1956-1964). Actuellement, la majorité des auteurs reconnaissent l’existence de deux facteurs de nature protéique, l’un neuralisant , l’autre mésodermisant . En combinant dans certaines proportions ces facteurs, après les avoir hautement purifiés, on arrive à reproduire expérimentalement toute la gamme des différenciations connues.

Dans le développement normal, c’est, semble-t-il, l’action combinée de ces deux agents qui déclenche la différenciation de l’axe embryonnaire. La nature des formations induites dépendrait de la proportion des deux substances, et peut-être de leur taux de diffusion (cf. infra , chap. 3).

Mécanisme d’action des inducteurs

Le mécanisme d’action des inducteurs n’est pas encore bien élucidé. Sous leur influence, la cellule compétente se différencie en produisant des protéines spécifiques. Un tel processus biochimique doit se faire suivant un schéma voisin de celui proposé par F. Jacob et J. Monod (1963) pour les bactéries [cf. BIOLOGIE MOLÉCULAIRE].

On peut faire deux hypothèses sur le rôle des inducteurs:

Première hypothèse. Les inducteurs interviendraient lors de la transmission de l’information du génome au cytoplasme, c’est-à-dire au niveau de la transcription de l’ADN des gènes en ARN messager: soit en neutralisant un contrôle (levée d’effet répressif), soit en activant directement un gène.

Deuxième hypothèse. Les substances inductrices agiraient directement sur le cytoplasme de la cellule compétente en procédant au choix des ARN messagers qui règleront la synthèse des protéines nouvelles (fig. 6).

Les résultats expérimentaux plaident plutôt en faveur de la première; en effet, J. Brachet et H. Denis ont montré, dès 1963, que de l’ectoderme traité par l’actinomycine D (inhibiteur de la synthèse de l’ARN messager), avant d’être associé à un inducteur, perd la faculté de se différencier en tissu nerveux. Il semble bien que cette «perte de compétence» soit due au blocage de la synthèse des ARN messagers.

En faveur d’un mécanisme de dérépression (c’est-à-dire une mise en activité des gènes nucléaires par disparition du répresseur qui les bloque) plaident les expériences d’auto-induction, qui avaient intrigué les embryologistes vers 1940: chez certains Amphibiens (comme Ambystoma ), de l’ectoderme, isolé puis cultivé en solution saline, forme spontanément quelques différenciations neurales. De l’ectoderme de triton se comporte de même quand il est soumis à des traitements subléthaux (variations de pH, suppression des ions Ca2+ ou addition d’ions Li+ au liquide de culture). En outre, de l’ectoderme isolé de gastrula, qui n’a aucun pouvoir inducteur, induit du cerveau après traitement à l’alcool ou au phénol. On pense que ces traitements chimiques agissent en détruisant les répresseurs et permettent ainsi la mise en activité des gènes.

Toutes ces expériences prouvent que des facteurs inducteurs sont présents dans l’ectoderme de gastrula, même s’ils ne sont pas actifs normalement. Cette notion n’est d’ailleurs pas incompatible avec celle d’agents inducteurs spécifiques.

Les inducteurs secondaires

Dans le développement de l’œuf, la première détermination se fait donc sous l’influence de l’inducteur primaire et aboutit à la formation du système axial de l’embryon. À partir de ce stade, toute l’organogenèse se réalise grâce à une série d’inductions secondaires qui déclenche la différenciation progressive des ébauches, chacune jouant successivement le rôle d’inducteur ou de tissu réacteur. On retrouve ce processus, que l’on étudie la morphogenèse du système nerveux, celle du foie, celle de la peau ou celle du squelette.

Tout le développement embryonnaire résulte donc d’inductions successives qui se déroulent suivant une chronologie rigoureuse et dont les mécanismes sont des chefs-d’œuvre de précision. Leur étude a ouvert l’une des voies les plus passionnantes de toute l’embryologie, une de celles qui promettent encore pour demain les plus riches moissons de résultats.

3. Gradients embryonnaires et champs morphogénétiques

Les concepts de gradient embryonnaire et de champ morphogénétique rendent compte de nombreux faits expérimentaux et permettent d’avoir une idée d’ensemble des premiers phénomènes du développement, sans expliquer d’ailleurs leurs causes. Bien qu’élaborés depuis une cinquantaine d’années, ils correspondent aux problèmes essentiels de la biologie actuelle, ceux de l’induction et de la différenciation séquentielle. Cependant, ils sont moins utilisés aujourd’hui peut-être en raison des connaissances acquises sur les grandes lignes de la morphogenèse, plus probablement en raison de changements du vocabulaire scientifique; le terme gradient s’emploie encore pour exprimer l’apparition puis l’augmentation d’une protéine spécifique au cours de l’organogenèse d’un tissu.

Le mot «gradient», étymologiquement d’origine latine (gradus signifiant degré), provient de la langue anglaise. Il a un sens très précis en mathématiques où il désigne la dérivée vectorielle d’une fonction numérique de l’espace. Cette notion a été appliquée à la biologie sous une forme moins stricte. La fonction considérée peut être diverse: concentration d’une substance spécifique, intensité d’une activité physiologique ou morphogénétique. Elle implique la diminution progressive de l’intensité d’un phénomène (morphogène ou inducteur) qui se répartit dans l’espace à partir d’un foyer. Seuls les gradients qui sont en jeu dans les organismes animaux seront envisagés ici. Toutefois, ils sont également employés en biologie végétale.

Un champ morphogénétique est un territoire embryonnaire qui, sans offrir de différenciation morphologique ou histologique, représente l’ébauche réelle d’un organe bien défini de l’animal. Il ne s’agit pas d’un territoire présomptif comme sur la blastula [cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE]. Il correspond donc à la localisation d’un ensemble de propriétés communes à certains systèmes embryonnaires déterminés, mais non encore différenciés, ni capables d’auto-organisation. De tels systèmes sont souvent doués de potentialités morphogènes décroissantes depuis un centre, où ils ont leur maximum d’activité, jusqu’à une région qui échappe à leur influence. Ils possèdent donc un gradient d’activité. Parfois deux gradients issus de deux centres différents interfèrent entre eux et combinent leurs effets. Les notions de champ morphogénétique, de champ-gradient et de champ sont à peu près équivalentes.

Régénération chez les Planaires

C’est C. M. Child qui a introduit en biologie (1920) le terme de gradient pour expliquer les modalités du phénomène de régénération chez des vers plats (les Planaires) doués de propriétés particulières: dans le cas d’ablation d’une partie du corps des cellules indifférenciées, restées à l’état embryonnaire, migrent vers la section, s’y différencient et reconstituent la partie manquante. Si une planaire est coupée transversalement suivant la ligne XX, le fragment antérieur A régénère une queue et le tronçon postérieur B édifie une tête; mais si la section a été pratiquée plus en arrière, suivant YY, la zone C (comprise entre XX et YY), qui reconstituait la tête dans l’expérience précédente, régénère maintenant une queue (fig. 7).

C’est donc la situation relative d’un territoire par rapport à l’ensemble de l’organisme qui décide de la nature des structures régénérées et non la composition propre d’une partie de l’organisme qu’il constitue. Ce qui importe dans ce phénomène, c’est la polarité physiologique selon l’axe longitudinal céphalocaudal.

Child et son école ont montré que cette polarité correspond à un étagement aux divers niveaux de l’axe céphalocaudal, de certaines propriétés physiologiques qui croissent ou décroissent selon une gradation régulière: il en est ainsi pour l’activité respiratoire (mesurée par la consommation d’oxygène), l’activité métabolique, la sensibilité à certains agents nocifs; la tête est donc considérée comme la région «dominante» du gradient axial des Planaires. Cette notion de gradient paraît être d’ordre physiologique, relativement indépendant des variations dans les capacités de différenciation morphologique, ou dans les constituants biochimiques des tissus et régions de la planaire.

Des travaux plus récents (É. Wolff et collaborateurs) tendent cependant à interpréter le gradient comme une concentration plus ou moins élevée de diverses substances contenues dans les territoires voisins de l’organe à régénérer. Il y aurait, d’une part, des facteurs inducteurs déterminant la qualité de la différenciation et, d’autre part, des facteurs inhibiteurs empêchant qu’un organe ne soit reproduit à plusieurs exemplaires ou que la régénération ne dépasse les besoins de la réparation (fig. 7).

Ainsi, les gradients physiologiques seraient dus initialement à des gradients de diffusion de substances actives. Les effets métaboliques tels que les gradients d’intensité respiratoire étudiés par Child ne seraient que des manifestations secondaires des réactions déclenchées par de telles substances et élaborées au niveau de certains organes (particulièrement les ganglions cérébraux).

Développement de l’Oursin

La notion de gradient a été appliquée à l’embryologie des Échinodermes et des Amphibiens par Child lui-même. Mais la consécration de l’importance des gradients (en même temps que d’autres concepts majeurs en embryologie expérimentale, comme celui de régulation) a été apportée par des études expérimentales très poussées sur le développement de l’œuf d’Oursin effectuées par l’école suédoise (S. Hörstadius).

Évolution de chaque hémisphère

L’œuf d’Oursin possède une symétrie axiale. Si on le divise selon un plan méridien, les deux, les quatre ou même les huit premiers blastomères aboutiront à l’édification de deux, quatre ou huit larves petites, mais harmonieusement constituées. Si, au contraire, au stade de huit ou de seize cellules, la section est équatoriale, l’œuf est séparé en une moitié animale et une moitié végétative. La moitié animale, qui comprend les plans cellulaires 1 et 2, va poursuivre sa segmentation, mais ne gastrule pas: elle donne une blastula hyperciliée, comme s’il manquait un facteur limitant l’extension de sa touffe apicale. La moitié végétative poursuit son développement et gastrule, mais les bras sont fortement réduits (fig. 8 a).

Évolution de chaque plan cellulaire

S. Hörstadius (1935-1939-1949) a réalisé diverses combinaisons au stade de soixante-quatre blastomères entre des plans animal 1 (an. 1) ou animal 2 (an. 2) avec des micromères ou avec des plans végétatifs sans micromères. Ces expériences mettent en évidence la présence de forces opposées dans la réalisation d’un pluteus normal, en même temps que les possibilités de régulation, c’est-à-dire de compensation entre ces forces. La meilleure explication est celle de l’existence de deux gradients situés l’un au pôle animal, l’autre au pôle végétatif; ces gradients réalisent respectivement autour de chacun d’entre eux un champ morphogénétique animal et un champ morphogénétique végétatif, qui sont eux-mêmes capables d’une certaine régulation. La prépondérance de l’organisation interne provient du gradient décroissant à partir du pôle végétatif, tandis que le gradient animal, matérialisé par l’extension des longs cils, va en décroissant à partir du pôle animal (fig. 8 b).

Traitements chimiques

D’autres expériences dues en premier à P. E. Lindhal (1936-1941) précisent la nature de ces gradients: des traitements chimiques peuvent modifier l’étendue des deux champs. Le chlorure de lithium, ajouté à l’eau de mer où évoluent les œufs d’Oursin, perturbe la gastrulation; tout se passe comme si le gradient végétatif se trouvait renforcé, alors que les forces «animalisantes» s’affaiblissent; la touffe apicale et les bras se réduisent, et, si la concentration du chlorure de lithium augmente, il se produit une exogastrulation. Au contraire, le sulfocyanure de sodium provoque une blastula hyperciliée assez semblable à celle que pourrait donner une moitié animale isolée.

D’après Lindhal, les activités animalisantes reposeraient surtout sur l’utilisation des glucides, les activités «végétalisantes», quant à elles, sur l’utilisation des protides. Le chlorure de lithium inhibe partiellement les oxydations cellulaires (donc le métabolisme des glucides) et permet ainsi une extension du gradient végétatif. Inversement, le sulfocyanure de sodium inhiberait le métabolisme protidique et laisserait le gradient animal agir d’une manière dominante sur toute la larve; en effet, certains acides aminés ajoutés au milieu produisent aussi un effet végétalisant, tandis que la trypsine, enzyme protéolytique, est animalisante.

Cette théorie de l’action combinée de deux gradients qualitativement différents n’est pas admise par tous les biologistes. Pour certains, il n’y aurait qu’un seul gradient métabolique quantitativement différent au pôle animal et au pôle végétatif.

Développement des Amphibiens

À un stade précoce, peu après le début de la fécondation, l’œuf de grenouille montre les premiers signes d’une polarité dorsoventrale et d’une symétrie bilatérale sous l’aspect d’un croissant gris situé à la limite de la calotte animale pigmentée et du champ vitellin du côté dorsal du futur embryon [cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE]. Il a été établi, d’une part, que l’emplacement du blastopore au centre de ce croissant gris est déterminé par deux facteurs (répartition du jaune et position du croissant) et, d’autre part, que l’effet stimulateur de ce croissant est maximal en son centre et décroît vers la périphérie, formant ainsi un gradient dorsoventral.

Théorie de Child

C. M. Child a tenté, en 1941, d’étendre à des Vertébrés (Amphibiens) la théorie des gradients, en se fondant sur la démonstration des différences de sensibilité des diverses régions de l’ectoderme de gastrula à l’action du cyanure de potassium. Il suppose une région de dominance physiologique dans l’ectoderme autour du pôle animal, et un gradient dorsoventral dont le centre se trouverait autour de la lèvre dorsale du blastopore.

Théorie d’un gradient quantitatif

Les expériences de retournement de l’œuf de grenouille (fig. 9 a) suggèrent à Dalcq et Pasteels (1937) l’hypothèse de l’existence de deux gradients: le caudocéphalique (suivant la répartition biochimique du jaune) et le gradient cortical dorsoventral (avec son foyer au centre du croissant gris, fig. 9 b). Entre ces deux gradients interviendraient certaines réactions chimiques conduisant à la formation d’une substance hypothétique, l’« organisine», répartie elle-même sous forme de gradient, et dont la concentration différente produirait les potentiels morphogénétiques de chaque région de l’embryon. Cette théorie, qui a d’ailleurs été modifiée ultérieurement par ses auteurs, tendait à expliquer tous les aspects de la morphogenèse grâce à un seul gradient quantitatif.

Théorie de deux gradients

En abordant les problèmes qui se posent à l’embryogenèse d’un autre point de vue, H. Chuang (1940), d’une part, et S. Toivonen (1940), d’autre part, ont montré qu’il était difficile de n’admettre l’existence que d’une seule substance inductrice. Des matériels provenant de tissus variés d’autres espèces animales ou même de souches cellulaires cultivées (cancéreuses ou non) sont doués de propriétés inductrices: un morceau de foie de cobaye associé à un lambeau d’ectoderme de blastula conduit l’ectoderme à se différencier en un cerveau antérieur; un extrait de moelle osseuse de cobaye induit chez ce même ectoderme des formations mésodermiques troncocaudales.

L’action combinée, sur un même ectoderme, de ces deux inducteurs qui, chacun séparément, ne produit que des structures limitées, provoque l’apparition de toutes les structures intermédiaires: cerveau moyen et cerveau postérieur, oreilles internes, moelle troncale et moelle caudale. On reconnaît à peu près tous les organes d’une tête normale; la région du tronc et de la queue est très caractéristique: nageoires, peau pigmentée, tube digestif plus ou moins développé (cf. chap. 2).

À partir de ces expériences, Toivonen suppose l’existence de deux gradients de substances inductrices, qui concourent à déclencher le développement d’un embryon complet: l’une neuralisante, ayant son maximum au niveau antérieur de l’embryon, l’autre mésodermisante, au niveau postérieur. Elles interféreraient dans la région du futur cerveau antérieur et de la moelle et seraient responsables en commun des différenciations régionales selon leur concentration le long des gradients (fig. 10).

H. Tiedeman, reprenant les expériences de Toivonen, utilise deux substances inductrices (archencéphalique et mésodermique) hautement purifiées et associées en proportions différentes; dans ces conditions, il observe que les structures embryonnaires varient en fonction des concentrations. Ce résultat est un argument en faveur de l’idée que la diffusion des substances inductrices suivant un gradient, dans un lambeau d’ectoderme isolé, correspondrait à ce qui se passe réellement dans la gastrula.

Théorie du potentiel morphogénétique

Pour sa part, Yamada (1940) formule une théorie à partir de résultats expérimentaux obtenus au stade neurula , étape plus avancée du développement, où les ébauches d’organes ont déjà acquis leur détermination générale; au stade blastula , plusieurs territoires présomptifs d’organes mésodermiques, repérés par marquage suivant leur hiérarchie médiolatérale, isolés et cultivés in vitro, ont tendance à réaliser, par une sorte de dégradation, des organes inférieurs à leurs potentialités; des fragments homologues, cultivés en présence de notochorde, maintiennent ou élèvent leurs potentialités: les somites ne se dégradent que partiellement en pronéphros; ce dernier s’élève en partie au rang des somites (musculature); les îlots sanguins (mésoderme ventral) se haussent presque en totalité au niveau du pronéphros. Il y a donc une action «protectrice» de la chorde, déjà fortement déterminée, sur les ébauches qui le sont moins et une certaine régulation à l’intérieur d’un champ morphogénétique sous la dominance de l’ébauche qui se trouve à un potentiel plus élevé.

De tels faits conduisent Yamada (1940) à concevoir la théorie selon laquelle le plus haut potentiel morphogénétique correspond à la différenciation musculaire. Puis, en 1949, il présente une nouvelle théorie: le développement de l’embryon dépend de deux potentiels (l’un dorsoventral, l’autre céphalocaudal), répartis en gradients et évoluant avec le temps. Le processus d’induction embryonnaire est un glissement du potentiel dorsoventral dans une direction plus dorsale sous l’effet d’un médiateur chimique; l’activité du potentiel céphalocaudal, maximal au pôle caudal, correspond à la ségrégation des tissus sous l’effet des mouvements mécaniques des tissus actifs et réactifs. Il faut noter qu’en opposition à sa deuxième théorie, Yamada a été un des premiers à extraire un facteur mésodermisant à partir d’inducteurs hétérogènes. En effet, les fractionnements d’inducteurs hétérogènes renforcent l’hypothèse de deux ou plusieurs facteurs inducteurs.

L’un des changements le plus précocement détectable dans les cellules induites est une modification de leurs propriétés de contact (adhésivité ou affinité naturelle). Ainsi, des cellules ectodermiques, induites par le facteur mésodermique, acquièrent une affinité préférentielle pour l’endoderme. Ces modifications des affinités cellulaires ont une grande importance dans les mouvements morphogénétiques de la mise en place des différents territoires. La deuxième théorie de Yamada attribuant une nature mécanique au gradient céphalocaudal explique le rôle de la modification des adhésivités cellulaires.

Champs morphogénétiques

Il est encore difficile d’attribuer une nature précise aux gradients embryologiques dans la première phase du développement de l’œuf: répartition des divers constituants de l’œuf, concentration de substances inductrices, effet de masse des premières cellules différenciées ou changement dans leurs propriétés adhésives, mais il s’agit de la propagation d’un phénomène le long de certains axes avec, pour résultat, la création de territoires orientés vers la réalisation de tel ou tel tissu et de tel ou tel organe.

Ces champs morphogénétiques apparaissent déjà formés au stade neurula chez l’embryon d’Amphibien, stade où l’œuf a perdu ses capacités de régulation et a passé à un type mosaïque de territoires déterminés (fig. 11).

On a pu dresser une carte de ces ébauches et, en les isolant expérimentalement, étudier leurs propriétés. Au stade neurula , le champ morphogénétique peut se subdiviser en parties plus précises. Ainsi le champ du membre antérieur est très étalé; aussi faut-il pratiquer une large ablation pour amputer d’un membre un jeune triton; si l’amputation ne correspond qu’à la moitié du champ, la partie restante peut édifier un membre normal par régulation; le greffon enlevé et transplanté sur une autre neurula édifie un membre surnuméraire sur l’hôte; fragmenté en deux, il produit deux membres surnuméraires. Il existe donc une régulation à l’intérieur des champs.

À une étape plus avancée du développement (quand les organes sont en cours de formation), les propriétés des champs se diversifient. Dans l’organogenèse du membre par exemple, comme dans l’induction primaire de l’œuf, l’axe et la polarité du bourgeon de membre apparaissent en premier. Chez l’embryon d’Amphibien ou d’oiseau, après trois jours et demi d’incubation, les ébauches des membres ont déjà l’aspect de bourgeons aux contours semi-circulaires. Leurs articles futurs sont déjà déterminés. On peut localiser dans la patte les trois segments correspondant à la cuisse (fémur), la jambe (tibia – tarse et péroné), au pied (tarsométatarsiens et phalanges). Chaque segment, transplanté dans une autre région, se développera conformément à sa destinée normale; et si on ampute à un niveau quelconque, la partie restante donnera seulement ce qu’elle aurait dû produire.

À ce stade cependant, une régulation est encore possible: si, sur un embryon d’oiseau, on enlève la partie moyenne correspondant au tibia-péroné et on recolle la calotte distale sur le moignon correspondant à la cuisse, un membre complet avec ses trois articles se constitue sous l’influence de la région apicale, qui a donc conservé son dynamisme organisateur (fig. 12).

L’étude de la détermination de ces champs morphogénétiques rejoint les problèmes biochimiques de la différenciation cellulaire, le facteur inducteur agissant sur les noyaux des cellules compétentes pour activer les gènes nécessaires aux nouvelles synthèses.

4. L’organogenèse

Le développement embryonnaire d’un Métazoaire conduit, selon une séquence d’événements rigoureusement ordonnés et hiérarchisés, de l’état relativement simple que représente l’œuf fécondé à l’organisation de plus en plus complexe dont l’adulte fonctionnel manifeste le plein épanouissement. Les premiers stades de cette phase initiale de l’ontogenèse présentent une grande unité à travers tout le règne animal, puisque, quel que soit le type d’œuf au départ et malgré la grande variété des modalités, ils ont pour résultat la mise en place des trois feuillets embryonnaires – ectoderme, mésoderme et endoderme – à partir desquels s’édifieront tous les organes de l’individu [cf. EMBRYOGENÈSE ANIMALE]. Les mouvements morphogénétiques de la gastrulation aboutissent à des rapports de contiguïté très précis entre les trois feuillets. Ces relations de contact ou de voisinage permettent des interactions spécifiques, des inductions qui se succèdent selon une chaîne de subordinations définies. Les inductions d’ordre supérieur ont pour conséquence la détermination progressive de territoires de plus en plus restreints; au fur et à mesure que ces territoires évoluent, leur étendue est plus limitée et leur aptitude à se différencier devient plus spécialisée. À un stade plus avancé, ces champs morphogénétiques, dont la destinée est devenue irréversible, seront les ébauches des futurs organes. À chaque étape du développement, on assiste à un morcellement de plus en plus poussé de l’embryon, correspondant à une indépendance relative des divers territoires, à une émancipation de zones de plus en plus réduites, où seule l’autodifférenciation est encore possible. L’individu se présente en fin de compte comme une mosaïque de parties individualisées, douées chacune d’une unité morphologique et fonctionnelle, les organes. Les processus qui président à cette organogenèse – induction, régulation, détermination – sont ceux qui régissent les phénomènes initiaux de l’embryogenèse. Ils s’accomplissent par la différenciation cellulaire des divers tissus collaborant à l’édification des organes.

Origine embryonnaire des organes

Des observations très précises et une expérimentation poussée ont permis de suivre, dans plusieurs groupes animaux, le devenir des trois feuillets embryonnaires initiaux au cours de leur évolution ultérieure et de déterminer ainsi l’origine embryonnaire des organes définitifs. Là également, malgré des différences d’importance variable, un même schéma se retrouve dans l’ensemble de l’organogenèse des Vertébrés. Le tableau de la page 780 permet de suivre chez l’Amphibien, particulièrement bien étudié, la filiation des feuillets à travers les principales étapes du développement, jusqu’aux organes en dérivant. Ce tableau, évidemment sommaire, omet des précisions qui n’ont pas leur place ici.

Pour un certain nombre d’organes, l’origine embryonnaire des tissus n’est pas unique. La glande surrénale, par exemple, comprend un constituant neuroblastique d’origine ectodermique, et un constituant mésodermique qui se différencie à partir des lames latérales. Ces deux composantes ont une anatomie et une fonction très différentes; l’organe composite qui en découle est dû à la superposition de deux organes distincts en une structure unique. Selon les groupes animaux, la relation entre les deux composantes est très variable. Topographiquement séparés chez certains Poissons, ces tissus s’interpénètrent chez d’autres Vertébrés, mais leur distribution définitive est très différente selon les groupes: l’étroite intrication des deux tissus chez les Oiseaux aboutit, à la suite d’une ségrégation secondaire, à l’enveloppement d’une des structures par l’autre chez les Mammifères.

Cependant, la plupart des organes procèdent de la collaboration active de deux ou même des trois feuillets. Ainsi, les viscères dérivant de l’endoderme, tels le poumon, le foie, l’estomac, tirent en fait leur origine de l’association très étroite de l’endoderme et du mésoderme. Cette association présente deux aspects: d’une part, l’organe résulte d’interactions réciproques entre les deux feuillets, alternativement inducteurs et réacteurs l’un pour l’autre, l’induction initiale qui déclenche les processus de différenciation revenant en général au mésoderme; d’autre part, le mésoderme, sous la forme de mésenchyme viscéral, participe également à la structure définitive de l’organe; c’est le stroma qui entoure les épithéliums d’origine endodermique, responsables de l’activité métabolique spécifique du viscère. De même, la collaboration de l’ectoderme et du mésoderme aboutit à la formation de la peau; les inductions réciproques entre ces deux constituants sont nécessaires à la différenciation des dérivés cutanés, tels que les poils, les plumes, les ongles.

Enfin, certains organes ne proviennent que d’un seul feuillet embryonnaire, mais une induction initiale à partir d’une structure d’une autre origine est nécessaire à leur organisation. Il en est ainsi du tube nerveux, d’origine ectodermique, qui résulte de l’induction primaire émanant du chordomésoblaste sous-jacent.

L’organogenèse est donc l’histoire des inductions qui président à la formation d’un organe, des réponses des tissus réacteurs aux stimuli inducteurs, de la collaboration des divers composants éventuels pour aboutir à l’édification définitive de cet organe.

Organogenèse de l’axe vertébral du poulet

Au stade neurula, chez le poulet, les matériaux des organes axiaux sont en place: la plaque neurale (futur tube nerveux), la chorde sous-jacente (organe transitoire), le mésoderme somitique (qui se dispose de part et d’autre de ce premier axe de l’embryon). Les plis neuraux vont à la rencontre l’un de l’autre et forment la gouttière neurale. Celle-ci se referme en un tube nerveux qui progresse d’avant en arrière, cependant que les somites se différencient de chaque côté de la chorde. À 33 heures, on observe les diverses régions du cerveau sous forme de bourrelets, et 12 à 13 paires de somites; d’autres somites apparaissent au fur et à mesure que l’embryon s’allonge en direction caudale. C’est à partir de ces formations mésodermiques que se constitueront l’axe vertébral et sa musculature (fig. 13 a).

Quels sont les mécanismes qui président à la mise en place de ces structures? Des expériences de G. Strudel sur des embryons de 2 jours environ (15 à 20 paires de somites) permettent de répondre avec précision (fig. 13).

Des excisions totales du tube nerveux et de la chorde sur une longueur assez importante, une dizaine de somites par exemple, ont pour conséquence l’absence des vertèbres et des muscles vertébraux au niveau de l’intervention (fig. 13 b). En revanche, une excision peu importante entraîne un développement incomplet et d’autant plus important qu’il se trouve situé au voisinage des fragments subsistants de tube nerveux et de chorde.

L’excision de tube nerveux seul provoque la formation, autour de la chorde, d’une gaine cartilagineuse insegmentée, quoique présentant des étranglements à intervalles réguliers (fig. 13 c). Seuls les muscles vertébraux ventraux sont présents.

L’excision de la chorde seule provoque la formation de vertèbres anormales autour du tube nerveux intact; dorsalement, les vertèbres sont segmentées régulièrement et possèdent leur musculature; ventralement, elles forment une gouttière cartilagineuse continue et leur musculature est incomplète (fig. 13 d).

Des vertèbres complètement développées ne peuvent donc se former que sous l’action inductrice conjuguée de la chorde et du tube nerveux. Le tissu nerveux induit les éléments dorsaux des vertèbres et de la musculature. La chorde assure la mise en place des éléments ventraux et joue un rôle dans la segmentation normale de la colonne vertébrale. Cette segmentation ne se produit que lorsque les ganglions spinaux et les racines nerveuses sont présents. Il s’agit probablement d’un mécanisme d’inhibition locale. En effet, l’excision des crêtes neurales à un stade précoce entraîne l’absence de ganglions et de nerfs. L’axe vertébral se développe alors en une gaine continue; il y a fusion des arcs neuraux des vertèbres. Il ressort de ces résultats que l’organogenèse complète de l’axe squelettique et musculaire est sous la dépendance de plusieurs organes: la moelle, les ganglions et les nerfs (d’origine neuroblastique); la chorde (organe fugace d’origine chordomésoblastique, qui disparaîtra en tant que tel en ne laissant subsister que les disques intervertébraux). Ces organes, dont l’action inductrice est spécifique, puisqu’elle n’a pu être mimée par aucun autre organe, doivent être intacts pour aboutir à une organogenèse parfaite. L’organogenèse de l’axe squelettique du poulet est très démonstrative des mécanismes qui président à la formation de cette structure fondamentale des Vertébrés, base même de leur classification dans le règne animal [cf. VERTÉBRÉS].

Organogenèse de l’œil d’Amphibien

D’une classe à l’autre des Vertébrés, l’organogenèse et la structure de l’œil ne présentent que des différences mineures. C’est un exemple particulièrement remarquable des processus très fins responsables de l’édification d’un organe complexe. Le caractère hiérarchisé des phénomènes est frappant, la chronologie rigoureuse, le résultat final d’une délicatesse impressionnante. L’organe est parfaitement adapté à sa fonction. Des travaux très précis, en particulier ceux de H. Spemann, ont permis d’analyser la séquence des événements avec exactitude (fig. 14).

À la fin du stade neurula, le germe d’Amphibien est constitué de champs morphogénétiques indifférenciés, mais déjà déterminés. L’ébauche de l’œil est représentée par deux évaginations du diencéphale ou cerveau antérieur (fig. 14 a). Ces deux évaginations, les vésicules optiques, sont le résultat de l’induction du mésoderme préchordal sous-jacent sur la plaque neurale, au cours de la gastrulation. Cette induction neurogène entre dans le cadre de l’induction primaire qui donne naissance à tout l’embryon. L’ablation du mésoderme préchordal entraîne l’absence de formations oculaires ou, plus fréquemment, la cyclopie.

Au stade du bourgeon caudal, la face externe des vésicules optiques, directement sous l’épiderme, s’épaissit (fig. 14 b) et se déprime en cupule; la face interne reste mince. Le fond de la cupule s’applique contre l’ectoderme, qui s’épaissit à son tour pour former la placode cristalline (fig. 14 c); celle-ci s’isole progressivement de l’ectoderme, prend une forme lenticulaire et donne le cristallin (fig. 14 d). Quel est le mécanisme qui préside à la formation du cristallin? L’ablation de la vésicule optique à un stade suffisamment précoce entraîne l’absence d’œil du côté opéré: il ne se forme pas de cristallin. En revanche, après un certain délai, la vésicule peut être excisée avant même l’apparition de la placode cristalline; cette ablation n’empêche pas le cristallin de se différencier, si le contact a duré suffisamment: l’ectoderme est déterminé, il y a autodifférenciation . Enfin, l’ablation du cristallin, peu après sa formation, a pour résultat la différenciation d’un nouveau cristallin à partir de l’ectoderme en contact avec la vésicule optique: il y a régulation . En outre, la greffe de la vésicule optique sous l’ectoderme ventral du même embryon détermine la formation d’un œil complet; cela pose le problème de la compétence de l’ectoderme. En effet, l’œil se forme encore, même si on remplace l’ectoderme céphalique situé au-dessus de la vésicule optique par de l’ectoderme banal, provenant du ventre par exemple. Ces expériences prouvent qu’au stade du bourgeon caudal, l’ectoderme d’une partie quelconque de l’embryon est encore largement compétent, à condition d’être soumis à une induction émanant de la vésicule optique. Par la suite, le vieillissement de l’ectoderme banal entraîne sa perte de compétence.

Le cristallin n’est plus en contact avec la cupule que sur son pourtour, qui correspond à l’iris (fig. 14 e). Le pédoncule qui relie la cupule optique au cerveau devient le nerf optique. Le fond de la cupule s’est considérablement épaissi et constitue les couches sensorielles de la rétine. La paroi externe reste unicellulaire, se charge de grains de mélanine et donne la couche pigmentaire de l’œil. Pourquoi le fond de la cupule optique donne-t-il la rétine, et la couche externe l’épithélium pigmentaire? Au départ, les deux couches de la vésicule optique sont équipotentes. C’est le voisinage de l’ectoderme, à son tour inducteur, qui est responsable de la formation de la rétine, alors que la présence du mésenchyme céphalique environnant induit la différenciation de l’épithélium pigmentaire. Ce mésenchyme s’insère entre la rétine et le cristallin et donne naissance à l’humeur vitrée. L’ectoderme situé au-dessus du cristallin et de la cupule subit une différenciation particulière; il ne se forme pas de glandes cutanées, les cellules sont dépourvues de pigment et deviennent transparentes: c’est ainsi que se constitue la cornée. Elle résulte d’une induction émanant de la rétine et du cristallin, mais la présence permanente de la rétine ou du cristallin est nécessaire; sinon, la cornée perd sa différenciation caractéristique et s’opacifie. L’induction de la cornée est donc de nature continue; elle n’a pas le caractère irréversible de celle qui préside à la formation du cristallin. La détermination qu’elle entraîne dans le tissu compétent est instable.

L’organogenèse de l’œil se réalise donc grâce à une cascade d’inductions qui se succèdent selon un plan rigoureux:

– l’induction primaire, qui émane de la voûte archentérique, permet la formation des vésicules optiques à partir de la plaque neurale;

– l’induction secondaire émane de la vésicule optique et permet la formation du cristallin à partir de l’ectoderme;

– l’induction tertiaire émane du cristallin et de la rétine qui, par leur action combinée, permettent la formation d’une cornée transparente à partir de l’ectoderme céphalique.

Toutes les notions rencontrées à propos de l’organisation primaire de l’embryon se retrouvent dans le cas de l’élaboration de cet organe: induction, compétence, détermination, autodifférenciation, régulation. Les tissus réagissent constamment les uns sur les autres, et sont alternativement inducteurs et réacteurs. La précision des mécanismes mis en jeu est impressionnante. Il en est de même pour la plupart des organes de l’embryon. Une déviation dans ces mécanismes, ou une défaillance dans la fonction d’un des tissus impliqués, provoque l’apparition d’anomalies ou de monstruosités [cf. TÉRATOLOGIE ANIMALE]. C’est avec cette rigueur dans le déroulement spatial et chronologique des processus que s’édifie finalement l’organisme. Une fois achevé, il sera capable d’évoluer et de subsister dans le milieu environnant grâce à l’intégration de tous ses organes en une unité harmonieuse, régie par ses fonctions de relation et ses corrélations internes, humorales et nerveuses.

La réalisation d’un organe ne s’accomplit que si les cellules qui participent à son édification se constituent en tissus spécialisés et acquièrent des caractères spécifiques qui les rendent aptes à effectuer leur fonction particulière. La morphologie, la physiologie d’une cellule du muscle, du cartilage, de la rétine, du cristallin, de la cornée sont extraordinairement différentes. Comment, à partir d’une cellule relativement indifférenciée, s’effectue cette transformation profonde? C’est le problème fondamental et très général de la différenciation cellulaire.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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